Projection privée du film "Un siècle de Jenny" au cinéma La Pagode

Projection privée du film "Un siècle de Jenny" au cinéma La Pagode

La salle de projection du cinéma la Pagode était comble, le 19 février 2009, lors de la projection privée du film,  » Un siècle de Jenny « , réalisé par Fédérico Nicotra et Laurent Champonnois en hommage à Jenny Alpha.

Après la projection, la comédienne a présidé la réception donnée en son honneur dans les salons du Secrétariat d’Etat à l’Outre-Mer. Parmi les personnes qui l’entouraient, on remarquait Gisèle Bourquin, Présidente de l’association Femmes Au-delà des Mers (F.A.M).

 

« JENNY ALPHA, UNE FEMME D’AU-DELÀ DES MERS »

 

jenny_alpha Projection privée du film "Un siècle de Jenny" au cinéma La Pagode

Les réalisateurs de ce film n’ont pas forcé l’intimité de la comédienne : c’est exclusivement sa carrière qu’ils nous donnent à voir. Ils y parviennent en mêlant à des documents anciens montrant la Jenny d’autrefois, des plans de la Jenny d’aujourd’hui nous entraînant en des lieux évocateurs de sa longue vie. Ainsi, passé à jamais perdu et passé retrouvé s’organisent autour des commentaires de la comédienne dont la voix a fait rêver les amoureux du jazz avant de conquérir les amateurs de théâtre et de cinéma. Fédérico Nicotra et Laurent Champonnois nous emmènent là où la comédienne a bien voulu les conduire. On ne peut s’empêcher d’imaginer Jenny lançant à ces réalisateurs un joyeux « Yé krik1 ! » et ceux-ci lui répondant d’un « Yé krak ! » enthousiaste, avant la première prise de vue. A nous maintenant de nous abandonner à ce « Yé krik ! » en laissant agir sur nous le charme de cette grande dame d’au-delà des mers.

Jenny Alpha est née en 1910 à Fort-de-France (Martinique) dans une famille où il faisait bon vivre quand on était enfant. Si elle parle peu de cette période devant la caméra, Jenny raconte néanmoins qu’elle a découvert le théâtre dès l’âge de 6 ans grâce à son père qui l’emmenait aux représentations données par des troupes parisiennes de passage et qu’elle aimait fredonner les airs d’opérette entendus sur scène. Élevée comme nombre de jeunes filles de bonne famille des années 1920, elle n’était autorisée à lire que les grands classiques de la littérature française. Mais de Corneille à Hugo en passant par Racine, la jeune Jenny parvenait à exercer son goût pour le bien dire avec une attirance particulière pour Victor Hugo dont elle apprenait des poèmes qu’elle déclamait ensuite en classe et en famille. En somme, elle avait saisi d’instinct que le comédien n’existe vraiment qu’à travers ce qu’il apporte à son public, que le travail de l’acteur ne prend sens qu’à travers les sentiments qu’il fait sourdre de son auditoire.

La fillette est devenue une adolescente puis, une jeune fille habitée par le désir d’un avenir qui ne répondait pas vraiment aux attentes de ses parents. Ce qui est le cas de nombre de jeunes filles. Mais bien peu parviennent à inscrire leur rêve dans la réalité. Jenny Alpha a été l’une de ces exceptions. En 1929, venir à Paris pour y entreprendre ce que des parents appellent « des études sérieuses » orientées vers l’enseignement, était un privilège pour une jeune fille de la Martinique, en même temps qu’une coupure radicale avec l’île lointaine, la famille, l’enfance. Ce qu’évoquent quelques plans d’un paquebot, témoins de la durée des voyages d’alors. Mais si l’on en juge par la décontraction de la promeneuse d’aujourd’hui, la Jenny de 1929 ne devait guère avoir de propension à la mélancolie et devait arpenter la capitale avec un intense appétit de vivre !

Après l’avoir suivie dans les rues de Fort-de-France, la caméra nous ramène donc à Paris, où la jeune femme, animée par un sens inné de son talent, belle, rieuse, dotée d’une voix agréablement voilée et d’une diction parfaite, ne pouvait que séduire les habitués du quartier Montparnasse et les amateurs de jazz des années 1930. Nous l’accompagnons dans les lieux qui, aujourd’hui encore, portent la trace de ceux qu’elle y a rencontrés. Des instants dont elle nous parle avec un plaisir gourmand de conteuse.
Puis les réalisateurs du film nous transportent dans l’après de la seconde guerre mondiale, dans ces années 1950 éprises de musiques et de danses venues d’Outre-Atlantique. Alors Jenny Alpha chantait et dansait tandis que le théâtre s’obstinait à ignorer son talent. On la découvre accompagnée de son orchestre, « les pirates du rythme ». Entre deux tournées internationales, elle et ses musiciens assuraient le succès d’un cabaret de la rue Raspail, « la Canne à sucre ». Un document d’archive cinématographique nous montre Serge Gainsbourg venant en voisin et en ami s’installer au piano, en fin de soirée, jouant pour le plaisir des musiciens et de Jenny. C’est dans ce cabaret également qu’en 1947, le graveur Lemagny avait remarquée Jenny Alpha et lui avait demandé de lui servir de modèle pour représenter la Martinique sur un timbre postal. L’artiste a capté un port de tête fier évoquant davantage une reine guerrière qu’une chanteuse et danseuse de biguine !
Si elle chantait volontiers, écrivant elle-même certains de ses couplets, elle continuait d’être attirée par le théâtre : elle se savait, se sentait tragédienne. Et elle se découvrait privée de rôles à sa mesure sous prétexte qu’il n’existait pas le moindre texte écrit pour une tragédienne noire. Elle se heurtait au mur du conformisme culturel. Alors qu’elle percevait fort bien que « la passion n’a rien à voir avec la couleur de la peau ». Pour elle, aujourd’hui encore, « Le théâtre, c’est la passion », comme elle l’affirme à l’écran. A travers cette soif insatisfaite de théâtre, elle s’est donc trouvée confrontée à la difficulté d’être une femme noire dans une société blanche, situation dont la fréquentation du milieu cosmopolite des musiciens de la nuit lui masquait sans doute la violence. Le véritable catalyseur de sa prise de conscience en ce domaine, raconte-t-elle, a été le groupe d’étudiants formé autour d’Aimé Césaire et de Léopold Senghor : «Quand ils ont prononcé le mot de négritude, lors d’une conférence à laquelle j’assistais, j’ai été bouleversée, cela a été pour moi une sorte de révélation ! Pour bien comprendre cela, il faut avoir présent à l’esprit à quel point nos origines africaines avaient été occultées ! » explique-t-elle de sa voix voilée.
Un plan du film la montre, à la mairie de Fort-de- France, rendant visite à Aimé Césaire, ce compagnon de classe de ses frères, cet ami de longue date dont elle sera une interprète de l’oeuvre théâtrale. Ainsi, en 1965, sa présence, son jeu, contribuent au succès de la Tragédie du Roi Christophe. Alors, elle est déjà parvenue à s’imposer en tant que tragédienne depuis une dizaine d’années, à travers notamment, son interprétation du personnage de Neige, dans la pièce de Jean Genet, les Nègres, mise en scène par Roger Blin en 1958. Fédérico Nicotra et Laurent Champonnois nous font revivre divers moments de théâtre dont quelques uns d’une grande intensité dramatique, où l’on redécouvre Jenny Alpha dans le rôle de l’héroïne principale de la folie ordinaire d’une fille de Cham, tragédie du Martiniquais Julius-Amédée Laou, mise en scène par Daniel Mesguish. Un rôle qui l’a profondément marquée précise-t-elle, la bouleversant et la libérant tout à la fois.

Les réalisateurs n’ont pas manqué de rassembler également les témoignages de comédiens et de metteurs en scène qui ont travaillé avec Jenny. Leurs propos font écho à ceux de Jenny évoquant les artistes qui ont croisé sa route, peintres, musiciens, gens de théâtre et de cinéma, les amitiés qu’elle a nouées avec certains d’entre eux. Manifestement, Jenny mentionne plus volontiers ses amitiés que ses amours. Elle parle avec une grande tendresse de son mari sans qu’il soit possible de saisir avec certitude s’il s’agit de son premier ou de son second compagnon. On perçoit qu’elle a aimé, qu’elle a été aimée et l’on se prend à penser qu’elle n’a aimé passionnément que le théâtre et plus particulièrement la tragédie. Et l’on réalise qu’à partir du moment où son opiniâtreté et son talent ont eu raison du tabou de sa couleur, elle n’a plus cessé de jouer. Une vie de travail en somme avec nombre de metteurs en scène parmi les plus grands de notre temps. Une carrière qui l’a menée du théâtre au cinéma et à la télévision. Une très longue carrière, puisqu’en 2004 elle jouait encore dans la Cerisaie de Tchekhov, mise en scène par Jean-René Lemoine.

Vaincre le barrage initial du conformisme conceptuel qui entourait les grands rôles du répertoire et obtenir un tel succès, sur une si longue durée, signifie un immense talent, énormément de travail, une grande passion professionnelle et une détermination inébranlable. En bref, du caractère. Les réalisateurs nous proposent les images d’une vie pleine de soleil, de musique et de grands rôles. On en oublie que cette réussite témoigne d’une personnalité apte à repérer sur son parcours toutes les possibilités lui permettant de progresser vers un objectif précis, ce qu’ordinairement on qualifie de chance, alors qu’il s’agit surtout de l’exercice d’une attention aiguë à la vie. On ne devient pas la comédienne Jenny Alpha par hasard ! Une défricheuse, qui plus est ! Un rôle qui n’est pas anodin.

jenny-aplha19_02_09 Projection privée du film "Un siècle de Jenny" au cinéma La Pagode

La dernière image d’un siècle de Jenny disparue de l’écran, on se sent content comme l’enfant auquel on vient de raconter une belle histoire. Puis on se dit que cette femme admirable a traversé un siècle marqué par des progrès matériels prodigieux mais également par des conflits mondiaux effroyables ; qu’elle s’est trouvée par sa naissance du côté des victimes du racisme, cette perversion des relations humaines dont l’esclavage s’est nourri et dont notre époque n’est pas encore parvenue à se dégager définitivement. Aujourd’hui, à Paris, aux Antilles, Jenny Alpha est honorée, récompensée, distinguée, fêtée par les « Puissants » du jour. Et, manifestement, elle apprécie ces hommages. Mais elle s’est glissée fréquemment dans la peau des victimes au long de sa carrière théâtrale. Que pense-t-elle vraiment de ce temps, de nous tous, à la veille de ses 100 ans ? Elle ne nous le dit pas, elle ne se livre pas.

Accepterait-elle d’en dire plus aux femmes d’au-delà des mers, pour lesquelles elle représente tant ? Nous souhaiterions qu’elle se raconte encore, qu’elle nous parle en tant que femme, en tant que citoyenne et non plus seulement en tant que tragédienne devenue personnage public. Car pour nous, elle est bien davantage qu’une icône de la réussite artistique et sociale.

M.R.

FAM

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