Projection du film "Le pays à l'envers" de Sylvaine Dampierre

Projection du film "Le pays à l'envers" de Sylvaine Dampierre

F.A.M. a pu assister à la projection du film de Sylvaine Dampierre « Le Pays à l’envers » le 30 avril 2009, suivie d’un débat à l’espace Saint Michel.


sylvaine-dampierre1 Projection du film "Le pays à l'envers" de Sylvaine Dampierre
La cinéaste Sylvaine Dampierre nous entraîne dans une quête de ses origines guadeloupéennes qu’elle mène caméra au poing. Mais elle fait sourdre des corps et des mots de ceux qu’elle croise, écoute et filme, une histoire qui dépasse la sienne propre. Car cette recherche personnelle s’inscrit nécessairement dans un travail d’exploration de « ce pays à l’envers » qu’est la mémoire collective des descendants de l’esclavage.

D’emblée, Sylvaine Dampierre se situe dans l’espace et le temps, d’une part, en nous donnant à entendre la voix de son fils, jeune adolescent de maintenant, né en Métropole, comme elle-même ; d’autre part, en évoquant, au moyen de photos, son père, natif de la Guadeloupe, venu en Métropole à l’âge d’homme, cinquante ans plus tôt, pour y acquérir les moyens d’un avenir meilleur que celui de ses parents. Ces photos, où la cinéaste apparaît, enfant puis, adolescente, au milieu des siens, ont véritablement fonction de repères. Ainsi, en quelques plans et quelques paroles, se trouve esquissée l’histoire d’une famille d’Ultramarins d’aujourd’hui à l’imaginaire mêlant le « là-bas » et « l’ici » ; d’une famille d’Ultramarins allant et venant de part et d’autre d’un horizon culturel semblable à cette ligne sur la mer où s’efface tantôt un rivage, tantôt l’autre, selon qu’un navire s’en éloigne ou s’en approche. Une famille où la parole et la tendresse circulent bien entre les générations. Une famille d’Ultramarins adaptée à son époque et tournée vers l’avenir sans rejet d’un passé que ses membres portent en eux sans l’analyser, assument sans s’y référer, sans s’y attarder en somme. Une famille dont le métissage atteste de la capacité d’intégration du père de la cinéaste aux codes de la société métropolitaine. Cet homme a épousé une jeune Parisienne blanche dont la mère était originaire de Bourgogne. Et il n’est plus retourné en Guadeloupe qu’à l’occasion des rares et belles vacances offertes à sa famille, dont témoignent les images de plages et de corps déliés enregistrées lors de ces parenthèses estivales, symbole incontournable d’une vie privée satisfaisante, de nos jours !

sylvaine-dampierre2 Projection du film "Le pays à l'envers" de Sylvaine DampierreMais… En ne se préoccupant que de résoudre des problèmes matériels et sociaux dont sa jeunesse lui avait appris à éprouver le poids, le père de la cinéaste a donné les moyens à cette dernière de prendre du recul par rapport aux exigences de la vie quotidienne et de se faire l’observatrice de l’histoire des siens. Sans doute s’est-elle perçue comme un maillon intermédiaire dans la chaîne mémorielle reliant son père à son fils avec un rôle de transmission qui lui demandait de se poser dans le temps pour pouvoir décrypter son passé, c’est-à-dire le passé des siens. Et par là même celui de tous les descendants d’esclaves, de tous ces hommes, de toutes ces femmes arrachés à l’Afrique durant des siècles.

En abordant cette quête à partir de l’origine de son nom de famille, Sylvaine Dampierre touche d’emblée à l’essence même du processus d’aliénation subi par ces populations noires déportées aux Antilles. Tous ces êtres humains ont été dépossédés de leur identité et ne se sont vus attribuer qu’un prénom – parfois un sobriquet – puisqu’ils ne devaient exister qu’à travers leur maître blanc. Avec l’abolition de l’esclavage, il leur a fallu s’inventer une identité, chacun d’entre eux se cherchant quelques racines dans ce passé en terre caraïbe par besoin de s’y inscrire enfin en tant qu’existant, en tant qu’homme libre. Sous prétexte de retrouver les premiers Dampierre de sa lignée, la cinéaste nous raconte cette quête et y parvient sans se départir d’un certain humour qu’elle laisse sourdre des moyens artisanaux quelques peu rudimentaires dont elle dispose pour ses recherches de documents. Ainsi évite-t-elle d’accrocher son émotion aux ronces du passé, ce qui ne l’empêche pas de dire beaucoup.

Cette démarche amène Sylvaine Dampierre a croisé celle du généalogiste Michel Rogers qui, à partir de la recherche des origines de son patronyme, est parti en quête des origines de tous les descendants d’esclaves installés en Guadeloupe. S’il a pu établir une empreinte anglaise laissée dans sa lignée, s’il aide Sylvaine Dampierre à découvrir que l’un – ou l’une – de ses « Anciens » a dû être au service d’un domaine ayant appartenu à un seigneur de Dampierre, avant de tomber en d’autres mains, souvent ce généalogiste ne trouve rien. Il ne supporte pas cette béance dans la mémoire individuelle de ses contemporains guadeloupéens. Il l’éprouve comme la persistance d’une absence d’identité, d’une aliénation. Et une mise en échec de son minutieux labeur. « Nous, les Afro-Antillais, ne nous aimons pas…Je ne m’aime pas ! » lance-t-il comme si cette blessure originelle non cicatrisée empêchait tout individu la subissant de se connaître vraiment et de s’inscrire dans le présent sans avoir à se dédoubler pour contraindre au silence la part douloureuse de lui-même et ne laisser s’en exprimer que la part la plus conventionnelle, la plus conforme. Ce qui ne va pas sans une certaine dérision, un certain détachement face à l’existence.

Telle n’est pas la démarche de la danseuse et chorégraphe Léna Blou, autre rencontre essentielle de la cinéaste. Léna Blou est également en quête de ses origines. Elle a compris qu’à travers les figures de danse rythmées par le gwo-ka, les « Anciens » parvenaient à exprimer toute l’ampleur de leur douleur, qu’il s’agisse de la part inhérente à leur arrachement à l’Afrique ou de la part inhérente à l’exploitation de leur corps réduits à un usage d’outil. Elle a étudié chacune de ces figures. Elle les a faites siennes afin de les utiliser comme moyen d’expression de l’histoire des siens. Puis, dépassant ce stade sans le renier, elle en a tiré un mode d’expression de ses propres sensations, de ses propres émotions. A travers ce langage du corps, elle a réalisé une continuité entre le passé et le présent, rétablissant du même coup l’unité de sa mémoire et l’unicité de son être. Son travail sur le corps, d’une grande beauté, scande les séquences du film de Sylvaine Dampierre. Tantôt évoquant la recherche d’attaches à la terre de déportation devenue terre d’asile puis, terre d’enracinement, tantôt faisant évoquer par une de ses élèves, le repêchage des cannes à sucre tombées à l’eau lors de leur chargement sur des embarcations, tantôt entraînant toute une classe de jeunes danseuses dans de joyeux jeux de bras et de jambes rythmés par le gwo-ka, Léna Blou parvient à faire exprimer par le corps tout ce que les mots évitent. Ce travail s’inscrit parfaitement dans la chorégraphie moderne, laquelle s’efforce de libérer la danse des mignardises d’antan pour retrouver l’authentique et intemporel langage du corps. Léna Blou paraît donc assumer sereinement sa condition de Guadeloupéenne et la mémoire des siens.sylvaine-dampierre3 Projection du film "Le pays à l'envers" de Sylvaine Dampierre

Ce qui est également le cas de Suzette Créantor, cette Guadeloupéenne qui cultive avec passion son jardin, comme l’ont fait après l’abolition de l’esclavage, ceux qui étaient devenus ouvriers agricoles et qui, toujours aussi exploités et misérables, avaient besoin pour se nourrir de ces morceaux de terre que leur concédaient leurs employeurs, propriétaires terriens. Elle perpétue des gestes inscrits dans sa mémoire, soucieuse du résultat de ses efforts qui feront d’elle la lauréate du concours du plus beau jardin créole de la ville de Gosier. A travers sa rencontre avec cette femme « byen doubout », la cinéaste semble vouloir rappeler au spectateur que s’accepter avec son passé, son présent et son devenir, c’est aussi savoir cultiver son jardin. Un message optimiste, mais exigeant. Et ce non seulement pour les siens, ces descendants d’esclaves, mais aussi pour les descendants des « oppresseurs », catégorie dans laquelle ne se rangent guère les Français de souche, aujourd’hui ! Fort rares, en effet, sont ceux d’entre eux qui se sentent concernés, voire responsables des cicatrices laissées par le déracinement et l’humiliation dans la mémoire d’hommes et de femmes, leurs contemporains, qu’ils côtoient quotidiennement. Rares sont les peuples dont la mémoire collective cultive la repentance…

Or, ce film ne cesse d’offrir aux descendants des colonisateurs, des peuples dominateurs, une image en miroir d’eux-mêmes. Car l’observation d’un processus d’aliénation et de ses conséquences appelle automatiquement celle du facteur déclenchant de ce processus et de ses opérateurs. En ce sens, ce film interpelle les spectateurs métropolitains, il les contraint à se demander pourquoi ils ne se sentent nullement responsables de cette blessure mémorielle…

Plus prosaïquement, les images d’une usine de traitement de la canne à sucre, abandonnée, en ruine, symbole brisé de la richesse lointaine de la région, ne peut pas ne pas rappeler au spectateur métropolitain les usines aujourd’hui désertées, aux quatre coins de l’hexagone. Il en résulte un rapprochement obligé autant qu’instantané entre le sort des ouvriers, que ceux-ci soient de là-bas ou d’ici. La perte de l’outil de travail abolit d’un coup toutes les autres différences. Comme si, face à la misère, il n’y avait plus ni Blanc, ni Noir, ni Jaune mais seulement des malheureux. Quand la propriétaire du lolo proche de l’usine évoque l’époque où ses affaires étaient florissantes grâce à l’usine, aux haltes que les ouvriers faisaient à son comptoir, on croirait entendre les paroles d’une propriétaire de bistrot d’une bourgade sinistrée de la Métropole ! A une différence près quand même : la Guadeloupéenne exprime une résignation, un fatalisme qu’on ne retrouverait certainement pas dans l’interview de la Métropolitaine ! L’Histoire est-elle passée par là, laissant cette empreinte en forme de propension à la résignation ? Peut-être.

Mais le film n’agresse jamais le spectateur. Sylvaine Dampierre a entrepris cette oeuvre à partir d’une interrogation personnelle et nous a livré les réponses à cette question, ébauchées par les êtres qu’elle a été amenée à approcher. Cette ouverture aux autres et cette écoute attentive, contribuent grandement à l’intérêt et à la richesse du film. En quittant la salle de projection, on se prend à penser que cette cinéaste est une femme d’au-delà des mers « byen doubout », qui sait cultiver son jardin !

La présentation du film, au cinéma « Espace Saint-Michel », le 30 avril 2009, a été suivie d’un débat entre le public, la réalisatrice, Sylvaine Dampierre, la danseuse et chorégraphe Léna Blou, le producteur, Stéphane Sansonetti et l’attaché de presse, François Vila.
Les questions ont fusé nombreuses, témoignant de l’impact du film sur la sensibilité et l’histoire personnelle des spectateurs, noirs pour la plupart, les uns Antillais, les autres Africains.
« Pourquoi le pays à l’envers ? », « Pourquoi ce pourquoi ? » ont demandé les spectateurs avant de mêler leurs propres réponses à celle de la cinéaste. Puis les commentaires et les confidences ont pris le pas sur les questions. L’un rappelant le moment où il avait pris conscience qu’il était noir, l’autre sa difficulté à se saisir métis. Ou bien mulâtre. Métis ? Mulâtre ? Qui suis-je ? Cette question, à peine effleurée dans le film, a été longuement évoquée au cours du débat, comme si chacun des intervenants avaient besoin d’une définition précise pour s’identifier.
Mais c’est surtout la phrase du généalogiste : « Les Afro-Antillais ne s’aiment pas… je ne m’aime pas », qui a profondément marqué le public, incitant Sylvaine Dampierre a précisé : « Il s’agit d’une opinion exprimée par une personne donnée. D’une assertion formulée dans une circonstance donnée. Il ne faut pas lui donner une portée générale ».

Le public donnait l’impression de vouloir rester la nuit entière à discuter, ayant oublié l’heure du dernier métro ! Ce qui conduit à penser que ce film répond à un questionnement des Afro-Antillais dont le problème d’identité et d’aliénation est différent de celui des autres peuples anciennement colonisés, lesquels n’ont pas été réduits en esclavage ni déportés loin de leur terre d’origine.

M.R.

Références :

Notes bibliographiques : la cinéaste Sylvaine Dampierre est membre des Ateliers Varan depuis 1993, formatrice dans le cadre de stages d’initiation à la réalisation de cinéma documentaire.
Monteuse jusqu’en 1998, elle a créé avec Alain Moreau, »Télé- Rencontres », canal interne de télévision à la maison d’arrêt de Paris-la Santé.

Filmographie :

  • L’île – 1998 – 57’
  • Un enclos – 1999 – 63’
  • La rivière des galets – 2000 – 62’
  • Pouvons-nous vivre ici ? – 2002 – 57’
  • Les jardins de la Licorne – 2002 – 35’
  • Green Guérilla – 2003 – 62’
  • New-York repérages -2005 – 17’
  • Le pays à l’envers – 2008 – 1h30 – couleur
    Ce film documentaire tourné en Guadeloupe, lauréat du Festival Cinéma du réel (Paris) et du Festival Vues d’Afrique (Montréal), est sorti en salle, dans tout le territoire national, le 29 avril 2009.

Techni’Ka (éditions Jasor)

C’est le titre du traité rédigé par la danseuse et chorégraphe Léna Blo.
Elle expose dans ces 200 pages, les circonstances de sa rencontre avec le Gwo-ka, ses recherches sur l’émergence d’une méthode d’enseignement à partir des danses Gwo-ka, dénomination des sept danses, rythmes et chants ancestraux de la Guadeloupe.
Dans la préface de Jean-Claude Gallota on lit que Léna Blou « a su allier ce qu’elle est, avec ce qu’elle a appris de la danse contemporaine, faisant de la danse ‘ Gwo-ka’ une technique d’aujourd’hui et universelle », une technique qu’elle « enseigne avec une passion communicative et une qualité exceptionnelle » après être parvenue à « répertorier et définir toutes les nuances de cette danse des origines ».
Léna Blou, Guadeloupéenne née à Pointe-à-Pitre, est titulaire d’un diplôme d’interprétation chorégraphique, du DEUG Danse (Université de Paris Sorbonne), d’un diplôme d’État en danse contemporaine et en jazz et a obtenu en 2003 son Certificat d’Aptitude à enseigner en danse contemporaine. Aujour’hui, Léna Blou dirige, enseigne, danse et crée au sein de son Centre de Danse et d’Études Chorégraphiques et de sa compagnie Trilogie.

 

FAM

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