Avec « Les 16 de Basse-Pointe », sorti sur les écrans parisiens en avril 2009, la cinéaste Camille Mauduech enquête sur un drame survenu en Martinique en 1948 et éclaire du même coup les convulsions identitaires et sociales des Antilles d’aujourd’hui.
Si la conjoncture politique du moment a pu paraître justifier l’intérêt suscité par ce documentaire, c’est le talent de la cinéaste, à la fois scénariste et réalisatrice, qui en explique le succès remporté auprès du grand public.
« Les 16 de Basse-Pointe » est une oeuvre de cinéaste documentariste patentée. En effet, née en 1964, habituée dès l’enfance à aller et venir entre la Martinique et la France, Camille Mauduech a su très tôt que la caméra lui servirait à communiquer ce qu’elle souhaitait exprimer. C’est pourquoi elle a opté pour un cursus universitaire qui a abouti à une licence en cinéma obtenue à Paris III Sorbonne nouvelle. Après quelques années de travail dans l’Hexagone et en Afrique, elle a regagné la Martinique où, en 1989, elle a créé sa propre société de production, Film plein sud, tout en enseignant le cinéma expérimental à l’École des Beaux -Arts de Fort-de-France.
Sollicitée pour réaliser une série de documentaires sur des femmes du Mali (Vies de femmes, six portraits de femmes africaines (African Queen Productions), elle est revenue en France en 2001, sans cesser de gérer sa société de production. Mais elle n’a pu mener à bien que le portrait de la Malienne Fantani Touré, griotte et chanteuse traditionnelle.
Elle est, par ailleurs l’auteur de nombreux courts métrages parmi lesquels « Hector Anicet est mort » (1993-16 min.), « Le frère » (1998-45 min.),« La nouvelle vie » (1998-45 min.), «Case-pilote » (2000-8 min.) et « Juste un coup de peigne »(2001-5 min.) ont attiré l’attention des professionnels sur son travail. Le film « Les 16 de Basse-Pointe » est son premier long métrage (2008 – 1h48min). Elle en est la scénariste, la réalisatrice et également la principale interprète, se mettant en image tout au long de l’enquête qui sert de fil conducteur à son récit.
La cinéaste revient sur l’histoire de 16 coupeurs de canne à sucre, accusés d’avoir assassiné de 36 coups de coutelas, dont trois mortels, le 6 septembre 1948, Guy de Fabrique, géreur d’une habitation, Béké de surcroît. Ce meurtre avait enclenché dans l’île, une véritable chasse à l’homme organisée par les représentants du Pouvoir en place (préfecture et gendarmerie) et abouti à l’arrestation de 16 coupeurs de cannes. Emprisonnés durant trois années en Martinique, ils avaient fini par être transférés à Bordeaux en 1951 pour « y être jugés de façon exemplaire ». Ils seront tous acquittés, faute de preuves.
Puis, une chape de silence s’est abattue sur ce drame dont, avec le temps, la plupart des acteurs a peu à peu disparu, Me Georges Gratiant entre autres, l’un des défenseurs de ces hommes. En prenant connaissance des archives personnelles de cet avocat, Camille Mauduech a, en quelque sorte, exposé ce dossier à la lumière du temps présent, tout en nous fournissant une grille de lecture de la société antillaise. Une démarche voulue par la cinéaste ? Une conséquence de l’honnêteté rigoureuse avec laquelle celle-ci mène ses investigations ? Peu importe. Il est bien connu qu’une oeuvre de qualité ricoche toujours sur la sensibilité et le savoir de celui qui en prend connaissance, suscitant en celui-ci souvenirs et associations d’idées. Or, il s’agit bien, là, d’une oeuvre de qualité.
Il faut savoir qu’en septembre 1948, la Martinique est, depuis deux ans, un département français. Un préfet y a donc remplacé le Gouverneur colonial d’antan. Mais les rapports entre les diverses populations de l’île ne s’en sont pas trouvés modifiés pour autant. Minorité blanche (1% de la population), autrefois détentrice exclusive des plantations cultivées par une main d’oeuvre esclave puis libre, mais durement exploitée, la caste béké est parvenue à conserver sa suprématie économique et sociale sur l’île en dépit des violentes secousses de l’Histoire entre 1936 et 1946.
Entre cette main d’oeuvre que les Békés continuent à considérer comme taillable et corvéable à merci et les Békés eux-mêmes, s’est développée, peu à peu, une classe intermédiaire métissée, faite d’Européens, d’Afro-Antillais descendants d’esclaves pour la plupart, d’Indiens et de Chinois descendants d’engagés recrutés après l’abolition de l’esclavage. C’est certainement, dans cette classe moyenne qu’a commencé à prendre sens la fameuse devise gravée au fronton de nos mairies : « Liberté, Égalité, Fraternité ». C’est de cette population qu’ont émergé intellectuels et artistes antillais, lesquels, dans leur majorité, ont été opposés aux représentants mis en place dans leur île par le gouvernement de Vichy durant la deuxième guerre mondiale. A la fin des hostilités, nombre d’entre eux ont adhéré au Parti Communiste. Ils sont ainsi devenus les ennemis idéologiques des Békés qui, en pratique, en 1948, continuent à imposer leurs modes de gestion et de rémunération aux 40 000 ouvriers employés sur les habitations – nouvelle appellation des plantations – et dans les ateliers de transformation de la canne à sucre. En effet, les employeurs logent leurs ouvriers – les rues case-nègre – et leur interdisent de quitter leur place sans y avoir été autorisés, sous peine de perdre et leur salaire de misère et leur toit.
Camille Mauduech parvient à nous faire sentir cette complexité sociale à travers les visages et les propos des personnages qu’enregistre – ou n’enregistre pas – la caméra : ouvriers, employés qui ne parlent guère, syndicalistes, militants communistes avocats, journalistes, qui s’expriment beaucoup plus volontiers, absence des Békés qui ont refusé toute rencontre et dont on ne découvre que les tombeaux aux volumes dominateurs à l’intérieur du cimetière de Basse-Pointe. De l’habitation Leyritz, on ne verra que le champ de cannes à sucre où s’est noué le drame du 6 septembre 1946 et les magnifiques jardins entourant la résidence des maîtres.
En 1948, les Communistes, élus et syndicalistes, sont devenus le fer de lance de la lutte pour une amélioration des conditions de vie de ce prolétariat surexploité. Des mouvements de grève sont amorcés. Implacable, la répression menée par les représentants du Pouvoir en place est présentée comme une traque des Communistes, ces fauteurs de troubles manipulés par Moscou.
Camille Mauduech nous rappelle que, six mois auparavant, le 4 mars 1948, au Carbet, sur l’habitation Lajus, trois ouvriers en grève ont été tués par des gendarmes. Plus grave encore, aucune enquête n’a été diligentée, souligne-t-elle.
Tel est le climat dans lequel surviennent les événements de Basse-Pointe. Quelques ouvriers de l’habitation Leyritz ont manifesté l’intention d’aller travailler ailleurs. Ils en ont été empêchés et, quand même, renvoyés de l’habitation, sous prétexte de menées syndicales. Les syndicalistes ont riposté en enclenchant une grève. Le géreur de l’habitation va se rendre auprès des grévistes – une soixantaine d’hommes – pour parlementer, leur demander de reprendre le travail. Mais il se présente devant eux revolver au poing et accompagné de deux gendarmes ! On le retrouvera mort, dans un champ de cannes à sucre, le corps lacéré de 36 coups de coutelas, dont trois mortels. Des événements que Camille Mauduech reconstitue par touches successives au travers de nombreux témoignages, revenant parfois auprès d’un personnage qu’elle nous a déjà fait découvrir. Son enquête nous livre du même coup les bribes d’histoire sociale locale indispensables à la perception de la genèse du drame.
Les Békés ne semblent pas avoir eu besoin de crier vengeance pour que les représentants du Pouvoir en place entrent en action. Mais le Parti Communiste, encore vigoureux en 1951 et la CGT ont soutenu les 16 de Basse-Pointe, alertant les média et l’opinion publique en France métropolitaine, procurant aux 16 coupeurs de cannes, par l’intermédiaire du Secours Populaire, onze avocats, la plupart communistes, avec parmi eux, Me Georges Gratiant, auquel il a déjà été fait allusion plus haut, grande figure politique martiniquaise, et Me Gerty Archimède, première femme député de la Guadeloupe. Le Pouvoir voulait un jugement exemplaire. Il y est parvenu, mais peut être pas dans le sens où il l’entendait : avec l’acquittement des seize accusés, faute de preuves suffisantes, Bordeaux, autrefois principal port négrier français, a servi de cadre à un procès du colonialisme français venu consolider le pouvoir des fortunes édifiées au moyen des millions d’hommes importés d’Afrique et réduits en esclavage pendant des siècles…En Martinique, à Basse-Pointe, la vie a repris son cours, comme si rien ne s’était produit, comme si rien n’avait changé. Mais plus rien ne pouvait être comme avant. Ces hommes n’avaient-ils pas été accueillis en héros par les leurs, à leur retour en Martinique ? Et ce, sans que les Békés n’osent sortir leurs fusils ! Aimé Césaire, originaire de Basse-Pointe, n’avait-il pas engagé dans les services municipaux de Fort-de-France, ville dont il était le maire, ces seize coupeurs de canne qui n’auraient pu retrouver un emploi sur une habitation ? Et ce, sans qu’aucun représentant du Pouvoir en place ne s’y oppose ! Ce que nous montrent précisément les documents d’archives cinématographiques rassemblés par la cinéaste.
De tous les témoins que Camille Mauduech a rencontrés, un avocat parisien et la journaliste chargée par le quotidien communiste l’Humanité de couvrir le procès, ont été les plus loquaces. Les familles békés concernées n’ont pas reçu la cinéaste. Les coupeurs de canne encore en vie, les membres de leurs familles continuent à se taire. Pourtant, il ne fait pas de doute que, parmi eux, il devait s’en trouver qui avaient participé au meurtre ou qui savaient qui… Mais au cours de leurs trois années de prison préventive comme au cours de leur détention à Bordeaux, jamais ils ne se sont désolidarisés les uns des autres. Soixante années plus tard, les survivants, continuent à respecter leur promesse de secret. On saura seulement que, sur les seize hommes, trois avaient levé leur coutelas sur le géreur, mais que l’auteur des trois coups mortels n’avait pas été arrêté, n’avait pas partagé le sort des « 16 de Basse-Pointe ». Mais la résolution de l’énigme criminelle n’est pas l’essentiel de ce récit.
Ce meurtre sur les terres de l’habitation Leyritz le 6 septembre 1948 et le procès des 16 de Basse-Pointe à Bordeaux en 1951 ne sont que prétextes pour la cinéaste désireuse d’analyser l’atmosphère de la société martiniquaise qui, en 1948, n’était pas dégagée de ses codes séculaires d’organisation des rapports sociaux, d’une société sur laquelle se penchait une métropole qui ignorait ces codes et ne se déterminait que par rapport aux siens propres. Ce meurtre fait fonction de révélateur, en somme. De plus, en allant et venant entre Basse-Pointe et Bordeaux, entre le présent et le passé, la cinéaste nous aide à comprendre les événements de 2009. Et ce, sans jamais se montrer didactique. Sans faillir à une volonté manifeste d’objectivité, elle parvient à nous faire partager la sympathie qu’elle a éprouvée pour ses personnages. Elle arrive même à communiquer au spectateur de la compassion pour le géreur assassiné, dont ses interlocuteurs lui diront qu’il n’était ni pire, ni meilleur que les autres géreurs, peut-être même, plutôt moins pire.
L’habitation Leyritz a été transformée en un agréable hôtel où a séjourné la cinéaste à l’occasion de son enquête. Deux employés de l’hôtel, le jardinier, d’origine indienne, et sa cousine, une femme de chambre, gardent en mémoire des confidences de témoins au service de Guy de Fabrique au moment du drame. Aujourd’hui, l’hôtel est en liquidation judiciaire. Ces employés vont le quitter. Et le souvenir du 6 septembre 1948 y sera définitivement effacé de ces lieux. Mais il restera « Les 16 de Basse- Pointe » de Camille Mauduech pour montrer la violence faite aux hommes par tout système colonial, violence qui meurtrit à jamais le colonisé, mais qui finit toujours par se retourner contre le colonisateur, comme en témoigne la plaque apposée sur le tombeau de Guy de Fabrique dans le cimetière de Basse-Pointe.
Camille Mauduech, une cinéaste martiniquaise à suivre !
M.R.
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